La situation sécuritaire dans le grand Nord de la province du Nord-Kivu affiche un tableau particulièrement sanglant ces deux dernières semaines. Plus ou moins 200 personnes ont trouvé la mort dans des attaques des terroristes ougandais de l’ADF qui semblent prospérer de manière déconcertante dans leurs opérations macabres malgré la présence et les actions des forces armées congolaises mutualisées, depuis au moins quatre années, avec celles de l’Ouganda.
Ces tueries relancent donc des interrogations sur les causes de cette facilité avec laquelle les terroristes opèrent avec des bilans aussi spectaculaires. Des interrogerions également sur l’efficacité des opérations conjointes FARDC-UPDF (armée ougandaise), sur l’utilité de ces opérations conjointes face aux preuves d’une alliance de l’Ouganda avec le Rwanda derrière le M23, etc. ; ou encore sur les conséquences du désengagement de la Monusco de cette zone qui peine à trouver les points de paix et de stabilité.
Pour toutes ces questions, Congo Guardian a de nouveau fait recours à Nicaise Kibel Bel, journaliste et éditeur du journal Les Coulisses. Notre confrère justifie d’une longue expérience et d’une remarquable expertise sur les questions spécifiques de la sécurité à l’Est du pays où il est établi depuis maintenant près de trente années.
Dans l’entretien qu’il a accordé à votre journal en ligne, Nicaise Kibel Bel fait une lecture sans complaisance de cette situation dont il décrit les complexités pour dissiper les interrogations sur sa persistance, avant de relever les erreurs de stratégie des forces de défense et de sécurité dont, globalement selon le confrère, les stratégies de combat ne sont pas adaptées à la guérilla pratiquée par les terroristes ADF.
Le confrère spécialiste estime, par ailleurs, que les avis du public, surtout de certains élus de l’Est, pèchent quelque peu par le déficit de connaissance exacte de la situation. De même assure-t-il que la Monusco avait déjà fait son temps et que ce n’est pas en six mois qu’elle résorberait aujourd’hui une crise qu’elle a été incapable de juguler en 20 ans de présence sur terrain.
Pour le reste, Nicaise Kibel Bel est conscient des déficiences de l’apport ougandais et du double langage de Kampala, mais puisque la RDC ne peut pas se donner le luxe d’ouvrir un front officiel en envoyant officiellement l’Ouganda dans les bras de Kigali, Kinshasa ferait œuvre utile en jouant de la diplomatie pour maîtriser Kampala.
Dans tous les cas, assure-t-il, la meilleure reconquête de la paix à l’Est ne serait pas possible tant que la RDC ne se sera pas prise entièrement en charge et sans autre soutien car, souligne Kibel Bel, « On ne gagne jamais la guerre avec les armes d’autrui ».
INTERVIEW avec Jonas Eugène Kota
Congoguardian : Des statistiques choquantes touchent les consciences ces dernières semaines au sujet de ces dizaines de morts dans le Nord-Kivu suite aux attaques des ADF qui semblent prospérer avec une déconcertation telle qu’une opinion se convainc que la crise sécuritaire due aux exactions des ADF est une crise oubliée. Quelle est votre lecture de spécialiste ?
Nicaise Kibel’Bel Oka : La crise des ADF/MTM n’est pas une crise oubliée. Le problème est complexe et donne l’impression que personne ne s’en occupe. Dans sa complexité, il engage tout le monde : l’armée, la population et le gouvernement. Et donc exige toujours une collaboration entre la population et les services de renseignement civil et militaire. A ce jour, elle n’est pas suffisante à cause de certains paramètres liés à l’environnement.
CG : Quelle est, selon vous, la situation sécuritaire générale aujourd’hui et qu’est-ce qui explique cette macabre efficacité avec laquelle les ADF réussissent à semer la mort jusqu’à ce genre de bilan ?
N.K.O. : La situation sécuritaire générale est très préoccupante, surtout lorsqu’on compte des morts, des déplacés et des destructions méchantes après dix ans d’opérations engageant plusieurs forces coalisées notamment les FARDC, la MONUSCO et l’UPDF. Nous sommes dans une guerre asymétrique qui a ses règles et ses exigences.

L’ennemi utilise des stratégies qui déroutent les forces armées, notamment en opérant en petits groupes très mobiles. Au demeurant, il faut se demander ce que veut l’ennemi sinon avoir l’adhésion de la population à son idéologie. Il faut dire que l’ennemi défie le renseignement et cible la population pour montrer qu’il est toujours très actif et que la population ne peut pas compter sur son armée.
Mutualisation des forces FARDC – UPDF : « On commet les mêmes erreurs dans l’approche contre l’ennemi qui joue à la petite guerre (guérilla)«
CG. : Cela fait plus de 4 ans que les FARDC traquent les ADF conjointement avec l’UPDF, l’armée ougandaise. Quel bilan peut-on en faire à ce jour et pourquoi l’insécurité perdure-t-elle ?
N.K.O. : Vous voulez parler de la mutualisation des forces ? Le bilan est mitigé et on commet les mêmes erreurs dans l’approche contre l’ennemi qui joue à la petite guerre (guérilla). En utilisant l’épaisseur des blindés et des bombardements dans une forêt où le terroriste ADF/MTM se meut en petit groupe, attaque et se disperse, on ne peut que s’attendre à de tels résultats. L’UPDF appuie les FARDC notamment dans des bombardements. Cela sert à disperser l’ennemi. Au début des opérations Sukola I, nous avions recommandé de renforcer le renseignement et le mariage civilo-militaire, malheureusement, nous avons été mal compris. Nous insistons sur une certaine hypocrisie dans la population qui ne permet pas de gagner cette guerre. Les ADF/MTM recrutent dans le milieu et au-delà des frontières nationales. La bonne approche serait que chaque pays surveille ses frontières, lutte contre les cellules dormantes et actives des terroristes sur son territoire et qu’il y ait échange ou partage du renseignement pour empêcher les recrues de rejoindre Beni. Une autre difficulté (et non la moindre) se situe au niveau de la collaboration des ADF/MTM avec une certaine frange de la population dans diverses activités dont le transport (motos et véhicules), les opérations de bradage de monnaie (changeurs), les petites activités commerciales, la prise en charge des recrues (dont Butembo constitue le carrefour et grand sanctuaire vers la forêt). Enfin, le fait de vilipender la justice militaire chaque fois qu’elle arrête des présumés collaborateurs des ADF/MTM. Cela complique toute possibilité d’éradication de l’ennemi.
« On ne gagne jamais la guerre avec les armes d’autrui«
CG. : Une bonne frange de Congolais, dont des élus locaux, estiment que la RDC devrait rompre sa collaboration sécuritaire avec l’Ouganda qui est allié au Rwanda derrière le M23. Pensez-vous que ce partenariat est encore opportun et dans quelle mesure ?
N.K.O. : Je ne pense pas surtout du côté des élus locaux. Eux soutiennent les opérations de mutualisation estimant que l’UPDF fait mieux que les FARDC et qu’elle doit y rester. C’est une mauvaise analyse du terrorisme. On ne vainc jamais le terrorisme simplement parce qu’il est dans la population et vit avec elle comme le poisson vit dans l’eau. Il faut mettre les moyens pour réduire sensiblement son degré de nuisance. L’UPDF devrait retourner dans son pays et combattre les ADF/MTM sur le sol ougandais tout en partageant le renseignement avec les FARDC. Autrement, on mettra dix ans, voire vingt ans dans la mutualisation sans s’en sortir. Les Américains ont quitté l’Afghanistan sur la pointe de pieds après 20 ans de présence. Le 2ème volet de la question est aussi géostratégique. C’est connu que l’UPDF flirte avec la RDF. Doit-on déclarer la guerre à deux voisins qui peuvent, mis en ensemble et officiellement, nuire sérieusement à la survie de la RDC comme nation ? Je pense qu’il faut que les autorités congolaises, à travers une diplomatie agissante, arrivent à convaincre Kampala du bien-fondé d’être avec Kinshasa. Tout est possible. Pour le reste, on ne gagne jamais la guerre avec les armes d’autrui.
CG. : Dans quelle mesure et dans quel sens le désengagement de la MONUSCO aurait-il impacté la situation sécuritaire dans cette zone ?
N.K.O. : Même lorsque vous avez un habit que vous préférez contre tous, il finit par s’user et à vous obliger d’en acheter un autre. La MONUSCO a fait son temps et elle doit partir. Ce qu’elle n’a pas fait en 20 ans, elle ne le ferait pas en six mois. Comme pour les FARDC, cette force n’a pas été conçue pour lutter contre le terrorisme. Elle est défiée de la même façon que les FARDC. Les terroristes ADF/MTM tuent la population juste à côté des campements de la MONUSCO. Il ne faut pas être nostalgique d’une force qui a montré ses limites et qui, dans la lutte contre les islamistes ADF/MTM, a joué un rôle discutable du fait d’avoir engagé des contingents de confession musulmane au front. Le Congo doit savoir se gérer et compter sur lui-même.
CG. : Aujourd’hui, quelle recommandations formuleriez-vous au nouveau Ministre de la Défense qui entre en fonction ?
N.K.O : Il a beaucoup de défis sécuritaires à relever. Aux yeux des Congolais, on voit d’abord la guerre d’agression du Rwanda contre notre pays. On n’a pas tort mais les défis sécuritaires sont immenses partant de l’organisation même de l’armée et de l’évaluation de ce qu’elle fait sur le terrain qui définit les critères et les indicateurs du succès, de performance et d’efficacité lors des premières planifications des opérations. Le reste engage la stratégie qu’on expose pas en public. Je conseille à vous et au VPM de la Défense nationale de lire et de s’approprier mon nouveau livre « Les rébellions rwandaises au Kivu (1996-2024). Une stratégie de la balkanisation du Congo » qui vient de sortir depuis une semaine aux Éditions Scribe Bruxelles. Ce livre est, aux yeux des stratèges qui l’ont lu, un véritable « Précis de l’art de la guerre au Congo ».