Depuis que les troupes de l’EAC ont été déployées à l’Est de la RDC, la situation sécuritaire n’a pas évolué comme souhaité. Au contraire, il s’observe une consolidation des positions du M23/RDF qui continue à élargir ses zones d’occupation. A l’Est de la RDC, c’est une déception totale qui se lit, tandis que l’on observe comme un désenchantement sur les solutions diplomatiques actuellement sur la table.
Témoin des événements et spécialiste, depuis près de trente ans, de la question sécuritaire à l’Est, notre confrère Nicaise Kibel’Bel Oka, s’est confié à Congo Guardian pour décortiquer cette situation sécuritaire et faire des projections quant aux attentes de rétablissement de la paix. L’entretien sillonne les méandres des interventions et du rôle de chaque acteur et soulève des interrogations sur les différents choix opéré à ce jour, leur opportunité et leurs chances de contribuer au rétablissement, un jour, de la paix à l’Est.
Ci-dessous, l’intégral de la déclamation de Nicaise Kibel’Bel Oka.
Congo Guardian : Quelle la température actuelle à Goma et ses environs après le début des manifestations des mouvements citoyens contre la présence des forces de l’EAC au Nord-Kivu ?
Nicaise Kibel’Bel Oka : Il s’observe un calme relatif, apparent puisque la tension est toujours perceptible. Tout peut basculer à tout moment. Il y a une détermination de la jeunesse pour sauver la patrie en danger jamais vécue ici.
C.G. : Comment la population avait-elle accueilli ces manifestations et quel a été son sentiment après leur interdiction par l’autorité publique ?
N.K.O. : La population est totalement en symbiose avec les manifestants, sauf qu’elle n’accepte pas la violence qui l’accompagne. D’une part, elle soutient les manifestants, d’autre part, elle doit faire avec puisque les gens vivent au jour le jour. C’est un sacrifice pour tout le monde. Donc, la levée partielle ou l’interdiction par les autorités a aussi été bien accueillie pour permettre à la population (surtout aux élèves et aux déplacés qui avaient besoin de l’eau) de vaquer à ses occupations.
« Pour la population, cette force venait en appui aux FARDC. Elle a été désagréablement déçue face à l’inaction de la Force régionale face à l’avancée de la RDF/M23 qui, au finish, s’est contentée d’occuper les espaces lui indiqués par l’ennemi ».
C.G. : Quel est l’état d’esprit de la population par rapport à la présence des forces de l’EAC et qu’est-ce qu’elle en attend comme mandat ?
N.K.O. : C’est une déception totale. Après que la MONUSCO a jeté l’éponge, prétextant que l’ennemi disposait d’un équipement plus robuste que la sienne, la population a beaucoup compté sur la Force régionale. Pour la population, cette force venait en appui aux FARDC. Elle a été désagréablement déçue face à l’inaction de la Force régionale face à l’avancée de la RDF/M23 qui, au finish, s’est contentée d’occuper les espaces lui indiqués par l’ennemi.
C.G.. : Le sommet des Chefs d’État tenu dernière à Bujumbura dans le cadre du processus de Luanda s’est terminé sur un constat de non avancement de la feuille de route de ce processus. Comment cela a-t-i été accueilli par cette même population ainsi que les forces sociopolitiques qui la composent ?
N.K.O. : Il y a un fait à souligner. Notre population de façon générale ne compte plus sur toutes ses forces qui viennent sur le sol congolais. Ce qui s’est passé à Bujumbura reste dans le chapelet des intentions. En fait, la RDC fait face à des voisins (EAC) qui ont une particularité dans leurs pays, les tensions entre Hutu et Tutsi qu’ils ont transposées au Congo. Nos voisins se rangent par rapport à ce problème qu’on nomme FDLR.
C.G. : Quelle est la situation actuelle sur terrain, c’est-à-dire les positions des différentes forces et les activités aux différents fronts ? Plus concrètement, qui occupe quoi sur terrain dans le Nord-Kivu ?
N.K.O. : La situation actuelle, c’est toujours la guerre. Les FARDC sont sur la ligne de front contre la coalition rwando-ougandaise dans les deux territoires de Rutshuru et Masisi. Dans une guerre, on ne se vante pas d’avoir gagné des batailles à travers quelques localités mais c’est la victoire finale qui compte. La RDF a réussi à occuper les axes vitaux de ravitaillement en vivres de la ville de Goma, notamment les axes Bunagana-Rutshuru-Goma et Kanyabayonga-Kibirizi-Kirolirwe/Kitchanga-Sake-Goma. Ce qui a pour conséquence l’asphyxie et la hausse des prix des denrées alimentaires. Mais la population qui comprend toutes ces manœuvres campe sur ses positions de ne jamais négocier avec les terroristes. La RDF occupe tout le versant Bunagana-pont Mabenga jusqu’aux confins de Rumangabo (Rutshuru), mais également une partie de Masisi dont Kitchanga et Kirolirwe et les collines surplombant. Comme souligné, le front évolue tellement qu’il est difficile de donner avec précisions les positions. Par exemple, depuis trois jours, nous apprenons que la RDF/M23 s’est réfugiée avec la population qu’elle a prise comme bouclier humain dans les locaux de la MONUSCO à Kitchanga, fuyant les bombardements des FARDC.
« La seule force sur terrain est la KDF (Kenya Defence Force) à hauteur d’à peine un bataillon. Elle ne combat pas. Elle observe ».
C.G. : Et quelles sont concrètement les positions des troupes de l’EAC sur terrain et à quoi s’occupent-elles ?
N.K.O. : La seule force sur terrain est la KDF (Kenya Defence Force) à hauteur d’à peine un bataillon. Elle ne combat pas. Elle observe. Elle est à Goma et près de Kibumba où la RDF (Rwanda Defense Force) lui a demandé de se cantonner. C’est à elle que la RDF voudrait donner la fameuse « zone tampon », c’est-à-dire la gestion des espaces libérés. C’est ce qui a poussé la population à sortir dans la rue. Et même le Président Tshisekedi à sermonné le commandant de la Force régionale lors du sommet de Bujumbura.
C.G. : Y a-t-il des contacts entre ces forces et la population, et comment peut-on les décrire (ces contacts) ?
N.K.O. : Je doute. La Force régionale roule dans des jeeps 4X4 escortées parfois par les FARDC et donc, évitant tout contact direct possible. Il est à noter que le souci de la population reste la paix à travers le retrait de la RDF/M23. Elle n’a pas besoin des touristes en treillis militaires.
Les FDLR aux côtés des FARDC ? « Celui qui allègue doit en apporter des preuves ».
C.G. : En dehors des accusations quasi généralisées du Rwanda comme agresseur de la RDC, il est aussi fait état de l’utilisation, par les FARDC ou certains de ses hauts officiers, des éléments des FDLR et des milices locales pour combattre le M23/RDF. Cers accusations peuvent-elles être documentées sur terrain ?
N.K.O. : Celui qui allègue doit en apporter des preuves. Vous savez, le problème qui retarde la venue de la paix à l’est de la RDC, ce sont des ONG qui jouent à l’équilibriste. Il faut partager les responsabilités entre les rebelles, les pays agresseurs et le gouvernement congolais. Voilà pourquoi il faut un dialogue inter rwandais pour mettre fin au fallacieux prétexte qui date depuis 1994. Les FDLR, ce sont des Hutu rwandais bannis par la communauté internationale, des apatrides dont le nombre échappe à tous les experts. Pourquoi ces milices ne réapparaissent que lorsque le Rwanda envahit la RDC ?
C.G. : Et qu’en est-il des activités minières dans les zones de combat ou sous occupation du M23/RDF ?
N.K.O. : Depuis que la RDF occupe cette partie du Nord-Kivu, elle a réussi d’en faire une zone opaque, un mur pour ne rien savoir de ce qui se passe là. Les journalistes ont été « déménagés » pour Goma avant même que les localités ne tombent. De la sorte, personne ne sait exactement ce qui se passe dans cet espace sauf ceux qui tirent profit de la guerre. La guerre est avant tout un business très rentable. Prenez le cas des déplacés dans un pays où le sol produit haricot et pommes de terre, il leur faut de l’aide (biscuits protéinés) venant des ONG qui ne vivent qu’à travers les catastrophes de ce genre. Au finish, il faut se demander avec quel budget un pays comme le Rwanda peut se permettre de faire la guerre.
Faut-il encore faire confiance au processus de Luanda ? « Difficile à y faire confiance mais nous n’avons pas de choix ».
C.G. : Au regard de la situation actuelle et de votre expérience, quels espoirs peut-on encore fonder quant à un éventuel aboutissement du processus de Luanda ?
N.K.O. : Difficile à y faire confiance mais nous n’avons pas de choix. Le Rwanda est soutenu par des pays comme les États-Unis, la Grande Bretagne, la France, Israël… Tant que ces parrains du pillage des ressources naturelles de la RDC ne feront pas pression sur Kigali et Kampala, rien ne va changer. C’est là qu’il faut que la RDC s’assume comme État et nation pour se défendre. Aussitôt que nous serons forts, nous nous ferons respecter. Il faut obligatoirement arriver à changer le rapport des forces. La RDC doit cesser de disposer d’une stratégie et d’une armée conçues pour faire face à des menaces disparues. Nous devons avoir les moyens de nous battre jusqu’au bout comme l’Ukraine.
C.G. : Plusieurs opinions sont émises pour demander au Gouvernement de se retirer de l’EAC pour relancer ses alliés de la CIRGL, de la CEEAC et surtout de la SADC. De votre expérience de la situation des Grands Lacs, l’adhésion de la RDC à l’EAC, dans le contexte actuel, était-elle opportune ?
N.K.O. : En effet, l’adhésion est opportune et on ne doit pas se retirer. Ce que l’on ne dit pas, c’est que du point de vue des affaires (économique), pour l’Est du pays, Kinshasa est la périphérie et Kampala et Kigali, le centre. Le roi des Belges a voulu relier l’océan indien à l’océan Atlantique pour faciliter le commerce vers l’Occident. Voilà pourquoi le Congo Belge a financé la construction du port de Dar-es-Salam (les BelBases). Il y a aussi des liens historiques et culturels, notamment pour les populations transfrontalières. Le problème ne se pose pas sur l’adhésion mais sur des volontés politiques suicidaires de certains dirigeants des États africains instrumentalisés par les grandes puissances. Dans la CEPGL, la CIRGL, l’EAC, nous nous retrouvons avec les mêmes voisins. Il faut changer de paradigme et le rapport des forces. Toutefois, les meilleures formes de résilience d’une nation se trouvent dans son armée et sa police. Elles doivent être adaptées à des menaces actuelles et futures.
« Sur ce point de l’agression de notre pays, depuis trois décennies nos médias ne sont pas compétitifs et font figure de parents pauvres ».
C.G. : Le pays peut-il rebondir plus efficacement en se relançant sur d’autres cénacles diplomatiques du continent ?
N.K.O. : Deux personnes font la guerre, le diplomate (par la parole) et le soldat (par les armes). Il faut y ajouter une troisième avec les NTIC, les médias. Sur ce point de l’agression de notre pays, depuis trois décennies nos médias ne sont pas compétitifs et font figure de parents pauvres. Si la RDC arrive à donner corps à ces trois acteurs avec des moyens réels, il y aura montée en puissance de notre pays sur tous les plans. La RDC va rebondir. D’abord, une prise de conscience à l’interne. Car, les États comme les humains naissent et meurent. La Yougoslavie, le Soudan du Sud…Que veulent les Congolais, entre mourir et vivre ? Il faut s’assumer. Nos élites sont assujetties à la pensée occidentale, complexées de leurs diplômes qu’elles sont incapables de lire les signes de temps (cas du terrorisme sur notre sol attendant que les Occidentaux les décrètent). La RDC perd des procès ou négocient mal alors qu’elle forme quantité de juristes chaque année.
C.G. : Après le sommet pour le moins stérile de Bujumbura, on a vu le Président Tshisekedi chez le Président Sassou au Congo-Brazzaville. Cela augure-t-il, selon vous, une nouvelle initiative diplomatique après que Kinshasa a ignoré son voisin depuis un certain temps ? Quelle chance pensez-vous qu’une implication du voisin brazzavillois peut avoir et à quel prix ?
N.K.O. : De mon point de vue, je ne fais jamais confiance aux autorités actuelles de Brazzaville. Elles ne jouent pas franc jeu avec Kinshasa depuis le départ Mobutu. A peine Brazzaville supporte Kinshasa. Brazzaville est en odeur de sainteté avec Kigali depuis Mzee Laurent Kabila. Les autorités de Brazzaville font la volonté de leur parrain, la France via Total Energies. Rien de sérieux à attendre d’elles mais on ne peut pas aussi ignorer le voisin surtout quand il est un vieux « singe ». Kinshasa comprend le double jeu auquel se livre le voisin. Et là, Brazzaville doit aussi se demander pourquoi on va à Luanda et pas chez lui. Sauf que les États n’ont pas d’amis, rien que des intérêts. Pour autant, il ne faut pas l’ignorer. La diplomatie s’arrête quand on ne se parle plus. L’Ukraine et la Russie arrivent à échanger des prisonniers bien qu’en guerre.
Puissances occidentales : « Ce sont elles les commanditaires de la situation d’insécurité et d’instabilité de la RDC. De ce fait, elles ont un rôle de premier plan. En commençant par mettre fin au projet de balkanisation de la RDC ».
C.G. : En dehors des efforts des organisations continentales, quel rôle pensez-vous que les puissances occidentales peuvent jouer, au-delà de leurs déclarations, pour mettre fin à cette escalade militaire entre Kinshasa et Kigali ?
N.K.O. : Ce sont elles les commanditaires de la situation d’insécurité et d’instabilité de la RDC. De ce fait, elles ont un rôle de premier plan. En commençant par mettre fin au projet de balkanisation de la RDC. Le pape François l’a si bien exprimé avec cet appel courageux : « Retirez vos mains de la RDC. Elle n’est pas une mine à dévaliser ». Les organisations continentales n’ont pas d’argent pour financer des projets de paix. Elles recourent à l’ONU. Or, qui dit ONU dit États-Unis. Pour rappel, la guerre est un levier très important de la politique étrangère des États-Unis. La paix que recherchent les Américains est une paix de l’or, du pétrole en application de l’Arche de Noé, du cobalt, du colombo de tantalite (coltan), bref des échanges commerciaux. Kigali et Kampala ne sont que des sous-traitants assez rusés pour tirer aussi bénéfice. Déjà avec des slogans « La RDC, pays solution ou destination indiquée pour les batteries électriques », on peut arriver à vendre la bonne image du pays. C’est un travail collectif.
C.G. : Quel rôle joue aujourd’hui la MONUSCO par rapport à la présence de la Force régionale et au regard de l’état actuel de ses rapports avec le gouvernement ?
N.K.O. : Véritable figurant, la MONUSCO ne peut plus déployer ses casques bleus sur le terrain. Au fur et à mesure que la RDF/M23 avançait, la MONUSCO déménageait ses bases militaires. Kiwanja, ce fut la plus grande base tenue par les Marocains. Ils l’ont abandonnée. Aujourd’hui, la MONUSCO reste plus pour le monitoring des violations des droits de l’homme et les élections que pour le Chapitre 7. Comprenez que beaucoup d’enjeux sont en jeu. Lorsque les États-Unis ont compris qu’ils n’en pouvaient plus en Afghanistan, ils se sont retirés sans crier gare. La MONUSCO, c’est un peu comme la France qui a attendu qu’on la chasse. Il faut lui trouver un autre champ d’action. Peut-être Haïti. Naturellement, il y a un plan pour son départ de la RDC après plus de vingt années de présence jugée inefficace en RDC.
Propos recueillis par Jonas Eugène Kota