Joseph Kabila et Félix Tshisekedi avaient-ils conclu un compromis à l’africaine pour une passation pacifique et civilisée du pouvoir ? Durant ces cinq dernières années, cette »vérité » rythme la vie politique nationale et, de plus en plus, constitue une des causes des tensions qui se ravivent.
De l’extérieur du pays, comme de la France d’où est partie cette expression » compromis à l’africaine », comme de l’intérieur où des témoins – comme Corneille Nangaa et, aujourd’hui, John Numbi – n’ont de cesse, ces derniers temps, d’évoquer un »pouvoir » octroyé plutôt que conquis par les urnes, provoquant des réactions que l’on connaît.
La question est, cependant, de savoir qui dit vrai dans ces déclarations qui mettent à témoin même des chefs d’État, quoi que non (encore) cités. C’est dans ces entrefaites qu’un témoin insoupçonné se manifeste pour lever un coin de voile sur l’histoire d’un compromis qui aurait effectivement existé mais pour des objectifs bien différents de ceux qui continuent d’être avancés à ce jour.
Ce témoin, c’est Crispin Nlanda Ibanda. Ancien journaliste, il est, dans les années 2017-2018, à la tête de la Commission de l’apostolat laïc catholique (CALCC), une structure de l’église catholique qui milite alors pour une alternance démocratique effective avec le départ de Joseph Kabila, mais œuvre également pour une alternance réellement pacifique. Une perspective qui ne peut s’envisager que par des concessions de part et d’autres.
Est-cela le fameux compromis dont se targuent les uns et qui irritent les autres ? En tout cas, Crispin Nlanda lève un coin de voile qui révèle une réalité bien plus profonde et lointaine qui touche à l’existence même de la Nation, loin des égos circonstanciels qui s’entrechoquent aujourd’hui.
Avec son accord, Congo Guardian propose ci-dessous le récit que Crispin Nlanda fait de la facilitation qu’il a eu à mener (oui, lui) avec les acteurs sociopolitiques congolais ainsi que des diplomates et gouvernements occidentaux afin d’épargner le Congo d’une effusion de sang aux élections de 2018.
En raison de la longueur du récit, nous avons intercalé des inter-titres pour relancer la lecture.
Ceci est une première partie de ses révélations inédites dont la seconde vous sera livrée sous peu.
La passe d’armes entre d’une part les hommes de Kabila, Nangaa et Numbi, et d’autre part ceux de Tshisekedi, Kabuya et Mosenepwo, me donne le prétexte pour donner la petite histoire secrète de l’entente entre Kabila et Tshisekedi. Le fondement de cette entente comme l’a révélé Kabuya c’est la sécurisation de Kabila et des siens après le pouvoir. Moi, Crispin NLANDA IBANDA, je suis, parmi bien d’autres personnes, notamment des chefs d’État étrangers, qui ont permis à Félix de comprendre cette donne.
Récit.
Rencontre avec Didier Reynders autour du plan du CALCC pour un atterrissage électoral sans casses
Début 2018, lors de l’inauguration de l’ambassade de Belgique et de Pays-Bas à Kinshasa, Didier Reynders reçoit la société civile au Memling. Sont présents Mgr Marcel Utembi, Abbé Donatien Nshole, Rostin Maketa de la Voix des Sans Voix, Me Kapiamba de Acaj, Jonas Tshombela de la Nouvelle société civile, Jean Claude Katende de llAsadho et probablement Jérôme Bonso de Aeta et Crispin NLANDA du Calcc.
Le Vice premier ministre et ministre des affaires étrangères belge veut avoir l’opinion de la société civile sur la situation politique et surtout sur les voies pour baliser le processus électoral. Après le tour de table qui avait commencé par l’archevêque de Kisangani et président de la Cenco, suivi du secrétaire de la Cenco, je pris la parole le dernier.
J’expliquerai à Didier Reynders que le fond du problème du Congo c’est la sécurisation du président en exercice, des membres de sa famille et ses collaborateurs, après le pouvoir. J’expliquais qu’il fallait un acte de renoncement à la vengeance et aux poursuites de tous genres à l’endroit du chef de l’Etat et de tous ceux qui lui sont chères.
Cet acte est fondé sur notre foi chrétienne et vient d’une communication particulière du Christ qui demande au peuple congolais de suivre ce que lui-même fit avec la femme adultère. J’expliquais que la suite de cet acte, c’est » va et désormais ne pèche plus ». C’est la partie la plus difficile pour ceux qui sont au pouvoir. Il faut leur expliquer ce que concrètement, cela veut dire.
Le ministre était naturellement entouré d’une équipe de son cabinet et de l’ambassade de Belgique dirigé par un chargé d’affaires David Lomastro.
En début d’après-midi, je reçus un appel de David Lomastro qui m’invitait d’être à l’ambassade avec mon équipe du bureau du Calcc pour échanger avec le cabinet du vice premier ministre, ministre des affaires étrangères belge.
Il était pratiquement 16h quand nous entrions dans la nouvelle ambassade sur le boulevard du 30 juin. D’entrée de jeu, Lomastro nous dit que la réunion ne prendrait pas beaucoup de temps. Il était question d’expliquer au cabinet du ministre la démarche que j’avais présenté le matin au déjeuner du Memling. Après avoir fait le briefing de ce déjeuner, le ministre et son équipe avaient estimé que la proposition du Calcc était sensée. Le ministre pensait que c’est la voie sûre de sortie de la crise. Je repris les explications devant le secrétaire général du CALCC, feu le professeur Antoine Muikilu et notre trésorière, Mme Véronique Bonkono.
Le directeur de Cabinet de Didier Reynders prenait note et posait beaucoup de questions. La séance qui était prévue pour ne durer que 15 minutes, s’étendit sur 2 heures.
Ce jour-là, la Belgique leva l’option d’apporter un appui substantiel au Calcc pour son fonctionnement.
Félix Tshisekedi impliqué dans les tractations
Quelques semaines plus tard, David Lomastro m’appela pour un entretien à sa résidence dans la concession Utex Africa. C’était un mercredi, si ma mémoire est bonne. L’entretien devrait avoir lieu le vendredi après le travail. Je travaillais au Bureau du porte-parole de la Monusco, derrière les Galeries présidentielles dans la commune de la Gombe. Peu avant 18heures, David m’appela pour me demander de retarder d’une heure notre rencontre parce que me dit-il, il y a une personne qui doit être avec nous qui ne sera pas prêt avant 19h00. Je patientais dans mon bureau. A 19h00, David m’appela pour me dire que tout était bon. Je pouvais le rejoindre. Je sortais du bureau et monta à bord de mon véhicule, une Nissan Navara conduite par Jerry Mata, un homme doux et très respectueux. En cours de route, David me dit que l’homme qu’il attendait c’était Félix Tshisekedi. Il me posa la question de savoir si je serai à mon aise avec lui.
Je dis Oui.
Je connaissais Félix. On n’était pas ami. Mais dans le cadre du combat politique pour la fin du règne de Kabila, nous nous étions déjà rencontré à 3 reprises dont une fois à la cathédrale Notre Dame du Congo et une autre fois en Belgique à Jauches où nous avions tenue une réunion de stratégies pour les marches de chrétiens. C’est moi qui avait initié cette rencontre après avoir obtenu l’aval du cardinal Monsengwo sur la nécessité d’organiser des marches des chrétiens en vue de contraindre le pouvoir à libérer le processus politique et électoral qui était bloqué. Le bureau national du Calcc avait conçu ce programme de juillet à août 2017. Nous nous réunissions à la Procure Sainte Anne entre 12h et 15h, les heures de ma pause au service. Après avoir obtenu le quitus de l’archevêque de Kinshasa, je présentais le projet à l’abbé Vincent Tshomba, aujourd’hui Évêque de Tshumbe. A l’époque il était curé de Saint Joseph à Matonge et doyen des doyens.
L’abbé Vincent me posa la question de savoir si ce que nous voulions faire était conforme à la pensée des Évêques. Je lui amenais le message de la Cenco ; « le pays va mal, Debout Congolais, du mois de juin 2017. J’avais apporté 12 exemplaires du message à raison d’un exemplaire pour chaque doyen.
Il restait alors pour moi la question du financement de l’activité. En ma qualité de président du conseil, je contactais les acteurs politiques d’abord de la majorité pour leur dire que la solution que le Calcc soutient et promeut c’est: pas de 3eme mandat pour Kabila Mais pour y arriver, il faut appeler le peuple congolais à pardonner et à renoncer aux poursuites contre Kabila et les siens.
Du côté de la majorité, le gouverneur de la ville de Kinshasa d’alors, André Kimbuta, m’encourageait. Il prit la défense de notre approche au sein de l’équipe de 10 ou 12 personnes qui travaillaient au Palais de la Nation.
Du côté de l’opposition, je m’adressais à Pierre Lumbi qui me mit en contact avec le présidium du Rassemblement. Le jour de la réunion au siège du rassemblement au quartier GB, en face de la Cour d’ordre militaire, Félix Tshisekedi et Christian Mwando Nsimba étaient présents aux côtés d’Edundo Bononge et autres. Ce jour-là, j’expliquais à l’opposition les fondements spirituels et doctrinaires de la stratégie que nous mettions en place pour organiser les marches. Après cette rencontre, nous avions eu 3 réunions de suite avec Pierre Lumbi dans sa maison de Binza Pigeon. J’étais toujours accompagné de mon ami Cyril Kileba Pok-a-Mes qui faisait office de conseiller politique et stratégique. Au cours de la dernière réunion chez Lumbi, nous avions convenu de tenir un atelier en Europe pour permettre à Moïse Katumbi de nous rencontrer.
Rassemblement en Belgique, Moïse Katumbi prend place à bord du train
Ainsi fut organisée la réunion de Jauches où il y avait, entre autres, Martin Fayulu, Katumbi, Félix Tshisekedi, Sindika Dokolo, Olivier Kamitatu, Salomon Kalonda, Paul Nsapu, Floribert Anzuluni, Muhindo Nzangi… La réunion se tint dans une salle paroissiale parce que moi je ne voulais pas être dans les palaces de Bruxelles, notamment à l’hôtel Konrad où Katumbi avait voulu que ça se tienne. Cette réunion, financée par Katumbi et Sindika Dokolo, fut le lieu de l’adoption du programme qui fut conduit par le Comité laïc de coordination, CLC, que Pierre Lumbi avait ressuscité des cendres pour, en vérité, éviter que le Calcc, qui avait déjà l’appui de l’Eglise, ne puisse avoir les moyens de s’imposer dans l’opinion comme première force sociopolitique. C’est donc à cette rencontre de Jauches que j’avais eu à passer le plus long temps avec les acteurs politiques de l’opposition dont Félix Tshisekedi.
Retour sur l’implication de Tshisekedi
Je dis donc à David Lomastro que je ne trouvais aucun inconvénient d’être chez lui avec Félix.
Félix était arrivé avant moi. De toute évidence, il n’était pas étranger dans la maison de David dont l’épouse est une congolaise originaire du Kasaï.
Ils prenaient du pizza quand j’entrais. Félix avait laissé son chauffeur et sa garde à l’extérieur de la résidence. Mon chauffeur les rejoignit. Avant qu’on ne me serve, je demandais qu’on serve les chauffeurs et les gardes du corps de Félix qui attendaient dehors. David plaisanta en taquinant ma catholicité. Il demanda à son épouse de s’occuper du personnel qui nous accompagnait.
Puis on me servit une bière. Je demandais la Leffe, une bière belge que je pris avec un quartier de pizza. L’ambiance était bon enfant. David m’expliqua qu’il avait demandé à Félix si ça le gênait d’avoir un entretien avec moi devant lui. Félix repris la réponse qu’il avait donnée à David : je connais Crispin, le président du Calcc. Récemment nous étions ensemble à une messe à la cathédrale Notre Dame du Congo. Et Félix ajouta pour moi : « en fait moi je suis catholique. Je suis maintenant dans une église de réveil parce je trouve que le rite catholique est ennuyeux. Dans les églises de réveil, la prédication est très animée. Et on ne dort pas. Mais pour les grandes célébrations comme Noël et Pâques, je suis à l’église ».
Après ces mots de courtoisie, David Lomastro prit la parole : « Chers amis, je voudrais maintenant passer aux choses sérieuses. Fermons nos téléphones ». Je demandais de faire un message à mon épouse Stella Mabiala Tshotshe pour lui dire où j’étais et que de toute évidence, je rentrerai tard. David et Félix plaisantèrent encore sur ma catholicité.
Nous éteignîmes nos téléphones. David les prit et les mit dans un carton qu’il plaça dans une armoire qui meublait le salon de sa résidence.
Assaut décisif sur l’extrémisme de Tshisekedi
A sa sortie pour nous rejoindre dans le jardin où nous étions, le diplomate pris un air très sérieux. Il dit : « chers amis, je vous parle au nom de la Belgique. Il m’a été demandé d’organiser cette rencontre entre vous 2. Felix, tu es un acteur politique. Tu appartiens à l’un des plus grands partis de la RDC avec une implantation nationale réelle. Il est presque sûr que tu seras candidat Président de la République. Et tu pourras devenir le Président de ce pays. Mais il te manque quelque chose que Crispin a. Crispin est un homme d’église. Il est de la société civile. Il ne sera pas candidat Président de la République. Mais il a quelque chose que toi Félix tu n’as pas ».
Je suivais le discours avec un peu d’étonnement. Puis David dit : « Crispin, la Belgique me demande que tu dises à Félix ce que tu avais dit au ministre des Affaires étrangères »
Je ne me souvenais plus. Je demandais à David de préciser sa pensée. Il dit: » quand Didier Reynders était ici à l’inauguration de notre nouvelle ambassade, nous avions eu un déjeuner au Memling. Tu voudrais bien dire à Félix ce que tu avais dit ce jour-là ».
Les images défilèrent dans ma tête. Et je me rappelais très bien. Et je dis à Félix : cher frère, vous cherchez le pouvoir. Vous voulez que Kabila quitte le pouvoir. Mais, il refuse. En fait, il ne refuse pas. Il sait que constitutionnellement son mandat est terminé. Il ne peut plus être Président de la République. Mais il a un problème qu’il ne peut absolument pas vous dire. C’est la question de sa sécurité à lui, la sécurité de sa famille et ses principaux collaborateurs après le pouvoir. Si nous voulons obtenir son départ, il faut lui garantir la sécurité, dis-je.
Instinctivement, Félix réagit en disant non. Il haussa même la voix comme pour m’intimider et me blâmer. « Pas question, dit-il. C’est l’impunité que vous voulez promouvoir. Cet homme a commis beaucoup de crimes. Il faut qu’il paie. Jamais nous ne laisserons ces crimes impunis. Il a détruit l’économie du pays. Les gens souffrent pendant que lui et sa famille se la coulent douce. Pas question », grommela le fils d’Étienne Tshisekedi.
David reprit la parole et dit à Félix : « si la Belgique a demandé que tu écoutes Crispin, c’est à ton avantage et pour le bien de votre pays. Crispin est congolais comme toi. Il travaille à l’ONU certes mais il a aussi sa famille, son clan, ses amis qui souffrent de la mauvaise gouvernance de votre pays. Ce qu’il dit est de très haute importance.
Il faut réfléchir là-dessus. Je vous laisse tous les 2 pour discuter entre vous Congolais ».
David se leva et entra dans sa maison. Je pris la parole pour expliquer en détails mon idée à Félix. Je lui dis que cette pensée ne vient pas de moi. Et elle n’est pas d’aujourd’hui. C’est le Seigneur qui la donna comme réponse aux prières des zaïroises et zaïrois en1990-1991 pour sortir du régime dictatorial de Mobutu et de tout le système de gouvernance politique qui maintient le peuple esclave. Mais nos pères la rejetèrent. En conséquence, la guerre vint. Évitons cher frère de commettre la même bêtise que nos pères dans les années 1990″.
Félix m’écoutait et à 1h20, nous avions levé la séance.
Soft landing, Félix met l’eau dans son vin
Quelques semaines plus tard, Félix m’invitait chez lui à la Onzième rue à Limete. C’était un soir. Il organisa un repas bien fait avec du poisson et du vin. Nous étions à table avec son assistant Michée Mulumba et une dame qu’il m’avait présentée comme la fille de sa tante. C’est cette dame qui avait préparé le repas.
Prenant la parole, Félix me dit: « Président, cher frère, tu as totalement raison. Ce que tu me disais chez David est la solution à la crise du pays. Je viens d’Afrique du Sud et de l’Ouganda. Les présidents Ramaphosa et Museveni chacun de son côté m’ont parlé presqu’en ces termes. Je ne sais pas s’ils se sont concertés. Peut-être que la Belgique mène un plaidoyer pour cette solution mais en tout cas, ils me disent qu’on ne doit pas ouvrir la boîte de Pandore en RDC. Ça sera dévastateur pour tout le continent et même au-delà. J’ai décidé de t’appeler pour qu’on approfondisse la question et qu’on voit concrètement comment nous allons faire. »
(La suite après)